Deuxième partie de notre exploration du phénomène Michael Jackson, alors qu'on célèbre le premier anniversaire de sa disparition. Quel est le véritable leg à la postérité du défunt Roi de la pop ? Plus qu'une musique, ce pourrait bien être un modèle marchand, si on en croit Greil Marcus, le perspicace écrivain des années rock
Le jacksonisme est-il un humanisme ? C'est la question que toute l'Amérique s'est posée le 6 juillet 1984, lancement de la tournée « Victory » à Kansas City, dans le Missouri. Le public de Michael Jackson était alors encore majoritairement composé d'adolescents noirs - héritage de la période Motown. Or Kansas City est une ville à 70% blanche. A l'Arrowhead Stadium, on compte très peu d'afro-américains dans la foule voire pas du tout.
Une explication à cela : les promoteurs de la tournée avaient mis les billets en vente selon un modèle économique novateur. Les tickets coûtaient 30 dollars l'unité, mais il était obligatoire de les acheter par lot de quatre. Soit 120 dollars, l'équivalent d'un mois de loyer pour un habitant des quartiers black. Cela n'empêcha pas certains de se priver de nourriture, de vêtements, pour débourser la somme.
Mais c'était sans compter sur le système, exclusivement employé pour la tournée, de la vente par correspondance, qui permit aux organisateurs de trier le public selon les codes postaux. En cette époque de libéralisme triomphant, de célébration des victorieux, on se doute bien que ce processus de sélection ne favorisa pas les zones paupérisées.
Sauf que ça n'a pas marché, rappelle le critique rock Greil Marcus dans « Lipstick traces, une histoire secrète du vingtième siècle ». C'est une fillette texane et noire de onze ans, LaDonna Jones, qui fit capoter le plan des promoteurs de MJ en écrivant une lettre ouverte à son idole, opportunément reprise par tous les journaux du pays. En quelques mots (« Ce n'est pas juste... »), elle poussa la star à dénoncer sa propre billetterie, à promettre de donner l'argent. Personne n'y crut. Même les tickets gratuits donnés en grande pompe à la petite LaDonna ne purent rien. La tournée fut un échec, un enchaînement de concerts plats dans des stades parfois à moitié vides, qui s'acheva sur un déficit de 18 millions de dollars.
Que retenir des années Jackson ?
Pour se tirer de cette mauvaise passe, Jackson convoqua Lionel Richie pour écrire cet adorable chef-d'œuvre de cynisme et de décadence qu'est « We are the world ».
« Enregistrée par un chœur massif de superstars pop, écrit Greil Marcus, elle surpassa son objet putatif, les Africains affamés, et retourna à ceux qui l'avaient créée. Ils étaient le monde. Ils levaient les mains, ils ouvraient les bras. Le disque boucla un circuit qui effaçait toutes différences entre artistes et spectateurs (...). Par le simple acte d'acheter le disque, vous pouviez devenir une partie du monde. »
Que retenir des années Jackson ? L'achèvement, sans doute, du dessein pop, dans lequel la danse, la musique et le chant sont devenus inextricables. Le spectacle hallucinatoire, sans doute aussi, d'une dégénérescence physique et morale jamais vue jusqu'alors, qui a renvoyé l'alcoolisme des bluesmen et la toxicomanie des rock stars au rang de dérives adolescentes inoffensives. Mais ce n'est pas tout, comme le rappelle Greil Marcus.
« Le jacksonisme produisit un système marchand si achevé que quoi que ce soit ou quiconque y était admis se trouvait aussitôt transformé en marchandise nouvelle. Les gens ne consommaient plus des marchandises au sens où on l'entend habituellement, ils consommaient leur propre geste de consommation. (...) C'était la première explosion pop à être mesurée au nombre objectif des échanges commerciaux provoqués. Pour toutes ces raisons, le jacksonisme a compté. »